« Paul Poiret. La mode est une fête », au musée des Arts décoratifs de Paris
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Paris, le 8 août 2025. À en croire Christian Dior, « Poiret vint et bouleversa tout. » Paul Poiret est un personnage de roman, que l’histoire place dans une situation paradoxale. Méconnu du grand public, il est l’un des plus grands novateurs du début du xxe siècle, au point d’avoir été sacré « roi de la mode » par les Américains. De fait, dès 1906, il amorce en France une rupture sociétale en élaborant une silhouette nouvelle libérée des contraintes du corset. Ses robes jouent de la fluidité des formes, se parent souvent de couleurs vives, d’inspirations orientales. Poiret inscrit la mode dans une pensée esthétique plus large. « Je suis un artiste, pas un couturier », disait-il. Il collectionne les artistes modernes, tels Dufy, Derain ou Van Dongen, et peint lui-même. Premier couturier à créer des parfums, il fonde également une école de décoration pour jeunes filles, dont il fait éditer les plus belles idées, fait appel à des illustrateurs pour célébrer ses robes, joue au théâtre, publie un livre de recettes. De la couture à la gastronomie, c’est tout un art de vivre qu’il orchestre avec une insatiable fantaisie. Dans ses fêtes demeurées mythiques, tous les arts servent son extravagance : la Mille et deuxième nuit transporte le Tout-Paris dans un Orient fantasmé ; les Festes de Bacchus mettent en scène les danses modernes d’Isadora Duncan. Esthète fantasque, Poiret n’en a pas moins des fulgurances commerciales : il imagine ainsi des tournées pour faire défiler ses mannequins jusqu’en Russie, ou aux États-Unis où il remporte un vif succès. Mais sa maison, fondée en 1903, ne résiste pas à ses fantaisies dispendieuses ni à la crise de 1929 et doit fermer en 1932. Invitée par le musée en tant que directrice artistique, la designer graphique Anette Lenz sublime avec audace les inventions de Poiret, sources d’émerveillement pour les visiteurs et d’inspiration pour les créateurs. Les années de formation Né à Paris en 1879, d’un père marchand drapier, Paul Poiret assiste avec émerveillement à l’inauguration de l’Exposition universelle de 1889. « Quelle belle époque ! », s’exclame-t-il devant le spectacle des fontaines lumineuses et des inventions électriques de Thomas Edison. Très tôt, il manifeste un goût pour l’art et le théâtre. Ses sœurs lui offrent un petit mannequin en bois sur lequel il imagine des « robes de féerie ». Poiret vend des dessins de mode à la couturière Madame Chéruit, qui l’encourage dans sa vocation, ainsi qu’à Jacques Doucet, qui l’engage en 1898. Collectionneur averti et couturier favori des comédiennes et des danseuses, Doucet lui donne les clés de la vie parisienne. En 1901, Poiret est recruté par Gaston Worth pour définir une nouvelle collection, plus jeune et plus simple, à côté des créations somptueuses de cette vénérable maison. Les débuts du couturier En 1903, Poiret fonde sa maison de couture dans le quartier de l’Opéra. Devenue veuve, sa mère lui prête de l’argent pour financer ses débuts. La presse le qualifie de véritable novateur. En 1905, il épouse Denise Boulet, qui devient sa muse. La collection couture de 1907 est un véritable manifeste de son esthétique, marquée par la ligne droite et pure de robes étroites, l’abandon du corset et l’adoption du soutien-gorge. Afin de diffuser ses modèles phares, réunissant des alliances audacieuses de matières et de couleurs, Poiret confie à Iribe le soin de les traduire dans un ouvrage original. Ainsi paraissent en 1908 Les Robes de Paul Poiret racontées par Paul Iribe. L’année suivante, il ouvre ses nouveaux salons situés avenue d’Antin, dans un hôtel particulier du XVIIIe siècle, dont le jardin à la française sert de cadre enchanté au défilé des mannequins. Là, à proximité des Champs-Élysées, il invite ses clientes et le Tout-Paris dans un décor rénové par Louis Süe. Les collaborations artistiques Amateur d’art éclairé, Paul Poiret assiste à l’apparition du fauvisme. Ce mouvement pictural, auquel Raoul Dufy, Maurice de Vlaminck et André Derain participent, valorise l’utilisation de la couleur pure. Après avoir découvert les gravures sur bois illustrant Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée de Guillaume Apollinaire, le couturier propose à Dufy de dessiner des motifs décoratifs pour ses tissus. Connaissant les recherches de Vlaminck dans le domaine de la céramique, il lui passe commande de boutons, témoignant d’une singulière clairvoyance dans le repérage de jeunes talents. En 1911, Lepape illustre ses créations récentes dans un album de planches au pochoir, Les Choses de Paul Poiret vues par Georges Lepape. Au sein de sa maison de couture, Erté, José de Zamora et Victor Lhuer assistent Poiret en esquissant des silhouettes. Installée à Paris en 1926, la photographe d’avant-garde Germaine Krull travaille également pour le grand couturier. Habiller les danseuses et les comédiennes à la ville et à la scène En 1909, les Ballets russes de Serge de Diaghilev font la conquête de Paris. Leur esthétique révolutionne le monde de l’art. Le danseur Vaslav Nijinski et la danseuse Tamara Karsavina sont des révélations. L’année suivante, le couple Poiret assiste à la première de Shéhérazade, dont l’action se situe dans un Orient imaginaire, avec des costumes et des décors dessinés par Léon Bakst. Poiret est fasciné par ce spectacle total, par l’accord entre la musique, la chorégraphie et le décor. D’autres formes de danses le séduisent, en particulier la liberté de mouvement d’Isadora Duncan et l’utilisation par Nyota Inyoka d’éléments du folklore indien. Associée à la troupe des Ballets russes, Natalia Gontcharova conçoit un costume pour la danseuse Caryathis que Poiret invite en 1921 à se produire sur la scène de son théâtre, L’Oasis. La comédienne Andrée Spinelly devient l’égérie des créations du couturier. Le voyage, instrument de commercialisation et source d’inspiration Afin d’accroître la diffusion internationale de ses créations, Paul Poiret entraîne son épouse et neuf mannequins en uniforme dans un long périple en automobile dans les capitales européennes, à l’hiver 1911-1912. Malgré les difficultés des passages de frontières, son itinéraire le conduit de Francfort à Berlin, Potsdam, Varsovie, Moscou, Saint-Pétersbourg, Cracovie, Bucarest, Budapest et Vienne. À chaque étape, il organise des défilés de mode qui sont des événements mondains avec un fort impact publicitaire. Ces voyages d’affaires sont aussi l’occasion de rencontrer des artistes, de visiter des musées, d’acheter des textiles et des broderies. En 1913, il est le premier couturier français à se rendre aux États-Unis, où il devient célèbre. Ses déplacements à travers le pays ont un grand écho dans la presse américaine, qui lui décerne le titre envié de « King of Fashion ». Enrichir son esprit par le voyage En plus de ses voyages d’affaires, Paul Poiret éprouve le désir de découvrir de nouveaux horizons. Avec des amis artistes, il effectue en 1910 une croisière en Méditerranée et visite avec enthousiasme l’Italie, le Maroc, la Tunisie, l’Algérie et l’Espagne. Ces voyages nourrissent sa quête d’authenticité et sa compréhension de réalités autres. Il les considère comme des missions de recherche destinées à « servir la mode », à en renouveler les coupes et les couleurs. Il y observe tout un répertoire de turbans, de sarouels, de broderies, qu’il réinterprète selon sa fantaisie : les modèles conçus par Poiret sont de purs objets de mode qu’il sublime en leur conférant une puissance onirique. L’organisateur de fêtes et de spectacles La représentation de Shéhérazade par les Ballets russes, en 1910, ins pirée des contes des Mille et une nuits, lance la mode persane à Paris. Impressionné par ce succès, Paul Poiret organise, le 24 juin 1911, la fête de La Mille et deuxième nuit dans son hôtel particulier. Il y incarne le sultan entouré de son harem et de sa favorite incarnée par Denise Poiret. Cette fête lui offre un prétexte pour réunir 300 invités costumés dans un décor enchanteur qu’il conçoit entièrement. Puissance invitante, il fait appel à ses amis artistes pour dessiner l’invitation, le programme et orchestrer des attractions surprenantes. Cette fête mémorable apporte de la publicité à la maison de couture et contribue à la célébrité de Poiret. L’année suivante, il organise Les Festes de Bacchus au pavillon du Butard. En 1919, dans son jardin parisien, il installe un théâtre en plein air, L’Oasis. Le cercle des artistes Paul Poiret fait appel à ses amis artistes comme André Dunoyer de Segonzac ou Jean-Louis Boussingault pour l’aider à organiser ses fêtes. Passionné par la recherche de nouveaux talents, il se constitue une collection qui reflète sa curiosité. Plutôt intéressé par la peinture figurative, il acquiert des tableaux de Jacqueline Marval et de Hélène Perdriat dont les œuvres, ici exposées, sont proches par leur sujet de celles lui appartenant. Afin de faire face aux graves difficultés financières qu’il traverse en 1925, il est obligé de mettre en vente sa collection. Portrait de famille Paul Poiret est le seul garçon d’une fratrie de cinq enfants, dont l’un décède en 1883. Ses sœurs sont très créatives : Jeanne Boivin, Germaine Bongard et Nicole Groult, la plus célèbre. Devenue couturière à succès, cette dernière épouse le décorateur André Groult, dont elle a deux filles, Benoîte et Flora. Elle noue une relation amoureuse avec Marie Laurencin qui se représente avec elle en peinture. Marié en 1905, Poiret se met en scène avec son épouse Denise, dont la beauté naturelle représente son idéal féminin, d’après ce qu’il déclare au magazine Vogue en 1913. Le couple aura cinq enfants entre 1906 et 1916 : Rosine, Martine, Colin, Gaspard et Perrine. Poiret organise sa société en trois départements : les Parfums de Rosine, l’Atelier Martine et l’Atelier de cartonnage Colin. En 1928, le couple se sépare : Denise reprend son patronyme, Boulet, et quitte son mari en emportant sa garde-robe. Poiret perd son épouse, sa collaboratrice, sa muse et son mannequin. Rénover les arts décoratifs Lors de ses voyages à Vienne, à Berlin et à Bruxelles en 1910, Paul Poiret s’intéresse aux innovations dans les domaines de l’architecture intérieure et des arts décoratifs, et notamment celles des Wiener Werkstätte. Il rêve de créer « une mode nouvelle dans la décoration de l’ameublement ». De retour à Paris, il met au point une pédagogie innovante valorisant la spontanéité du dessin. En 1911, l’école d’art décoratif Martine, du nom d’une de ses filles, accueille des élèves âgées de douze ans, issues de milieux modestes. Marguerite Sérusier, artiste et épouse du peintre symboliste, les encadre. Agnès Jallat, Martiale Constantini et Gabrielle Drapier font partie des élèves. Raoul Dufy leur enseigne l’impression textile. Certaines pièces sont éditées par l’Atelier Martine que dirige Guy Pierre Fauconnet jusqu’en 1914. La Maison Martine commercialise les « articles à la mode » : tissus d’ameublement, tapis, paravents, mobilier, papiers peints et pantins. Le couturier parfumeur Paul Poiret est le premier couturier à produire des parfums. En 1911, il lance Les Parfums de Rosine, du nom de sa fille aînée. Selon lui, le parfum doit s’accorder à la personnalité et à la robe de la cliente, comme une marque de grande élégance. Secondé par l’aromaticien Maurice Schaller, puis par Henri Alméras, Poiret participe à toutes les phases de la fabrication. Il attache beaucoup d’importance à l’esthétique des flacons, des bouchons et des emballages qu’il fait réaliser. Plusieurs flacons en verre sont décorés de fleurs et d’arabesques par les élèves de l’École Martine. Le premier parfum est La Rose de Rosine, suivi jusqu’en 1929 d’une trentaine de fragrances aux noms évocateurs, dont certaines à l’arôme oriental. Pour Arlequinade, en 1923, l’artiste Marie Vassilieff dessine avec humour l’affiche promotionnelle. Un couturier aux passions multiples « Quelle que soit la nature de l’entreprise et quel que soit le domaine de mon activité, j’ai mis dans tout ce que j’ai fait tout mon tempérament et toute ma sensibilité », déclare Paul Poiret dans ses mémoires publiés en 1930 sous le titre En habillant l’époque. Ainsi de la gastronomie : en 1912, Poiret est l’un des fondateurs du Club des Cent, qu’il quittera pour fonder avec humour le Club des Purs Cent ; en 1928, il publie un recueil de 107 recettes ou curiosités culinaires des meilleurs chefs. Ayant toujours rêvé de jouer la comédie au théâtre, il accepte en 1927 l’offre de Colette de faire l’expérience de la scène dans une pièce tirée d’un livre de l’écrivaine, La Vagabonde. Comme la peinture, qu’il a « toujours aimée et pratiquée », cette distraction lui permet de s’extraire des soucis financiers de sa maison de couture. La synthèse enchantée des péniches de 1925 À l’occasion de l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de 1925, Paul Poiret veut se distinguer en organisant, sur ses fonds personnels, la présentation de tout son univers dans trois péniches amarrées sur la rive gauche de la Seine, à l’écart du Grand Palais. Dénommées Amours, Délices et Orgues, ces trois embarcations arborent les couleurs du drapeau français à travers leur décor, leur mobilier et leur fleurissement. Poiret y installe un restaurant et y expose les réalisations de la maison de couture, mais aussi de l’Atelier Martine pour les arts décoratifs et des Parfums de Rosine. Il demande à son ami Raoul Dufy de peindre quatorze grandes scènes qui constituent la toile de fond des défilés des mannequins dans la péniche Orgues. Cette initiative audacieuse et coûteuse ne rencontre pas le succès espéré, car la clientèle de luxe n’est pas au rendez-vous. Poiret ne parviendra pas à sortir de ce gouffre financier. Le cinéma, l’art des temps modernes Dans les années 1920, Paul Poiret habille des actrices de plusieurs films français, dont L’Inhumaine (1924) de Marcel L’Herbier. Ce film muet réunit en son générique des noms prestigieux, parmi lesquels Darius Milhaud pour la musique, l’architecte Robert Mallet-Stevens et le peintre cubiste Fernand Léger pour les décors. Par ses audaces formelles, il incarne une synthèse cinématographique des arts. L’héritage stylistique de Paul Poiret Dans ses mémoires intitulés En habillant l’époque, Paul Poiret se pose la question de la postérité de ses créations : « On a bien voulu dire que j’avais exercé une grosse influence sur l’époque et que j’avais inspiré toute ma génération. » Elsa Schiaparelli, rencontrée en 1922, le compare à Léonard de Vinci tant elle est frappée par la diversité de ses talents. Dans les années 1950, Christian Dior fait l’éloge de ce grand rénovateur de la mode. Par la suite, plusieurs générations de couturiers et de créateurs rendent hommage à Poiret, souvent sans le citer, en reprenant certaines de ses thématiques ou en puisant à des sources d’inspiration communes. Sans prétendre à l’exhaustivité, quelques exemples de filiations présentés ici montrent l’ampleur de son héritage. Musée des Arts Décoratifs 1 07 rue de Rivoli – 75 001 Paris Ouvert tous les jours sauf le lundi de 11 h à 18 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 h pour certaines expositions temporaires. Félix José Hernández.
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