La Répétition au Centre Pompidou Metz
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Metz le 27 janvier 2025. En 1936, Marie Laurencin peint La Répétition. À première vue, rien ne distingue ce tableau d’une scène de genre convenue : la préparation d'un récital, prélude à une création future. Sans en avoir l’air, il n’est pourtant rien de moins que la reformulation des Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso, l’une des œuvres inaugurales du modernisme : même rideau qu’ouvre un des modèles, même nombre de figures, même composition pyramidale… La répétition n’est pas seulement son sujet; elle est aussi sa méthode, incarnée par la similitude des visages représentés – un redoublement dans le redoublement. Cette exposition s’attache à montrer comment, pour de nombreux artistes des XXe et XXIe siècles, la création naît de la répétition, par multiplication, accumulation, redoublement ou recommencement. Elle remet en cause l’idée simpliste que la modernité serait caractérisée uniquement par l’invention et l’exception. Elle rend visible la permanence au cœur de notre temps d’une très ancienne manière de créer des images et des objets, souvent utilitaires ou décoratifs, dont témoigne ici une stèle gallo-romaine qui présente trois figures féminines presque identiques. Formant une boucle sans début ni fin, le parcours, composé d’œuvres essentiellement issues des collections du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, invite à une libre déambulation à travers les multiples phénomènes de la répétition. PARCOURS DE L’EXPOSITION ESSAYER Jusqu’à la fin du xixe siècle, la séparation est nette entre l’œuvre d’art et les essais qui l’ont précédée. Le modernisme introduit sur ce point une rupture. Il met en valeur le caractère répétitif, inchoatif, du processus de création. L’art devient un processus expérimental où le résultat final compte moins que le chemin. Henri Matisse ou Pablo Picasso donnent ainsi à voir une véritable cinématographie de la création, qui se concrétise par une suite d’états distincts, exécutés dans un laps de temps plus ou moins long, tandis que František Kupka tente de capter dans une seule image les moments successifs d’une action. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, l’impossibilité de toute finalisation apparaît comme un sujet en soi : Richard Serra ne réussit jamais à saisir le plomb fondu qui tombe régulièrement devant sa main, alors qu’il peut en faire par ailleurs des sculptures monumentales ; l’agrandissement par François Morellet d’une composition ancienne lui confère une plus-value mais le titre suggère que celle-ci est dérisoire. INSISTER Le corps est le lieu des obsessions inconscientes ou conscientes, par ses actions aussi bien que par ses interactions, en particulier comme objet du désir ou de la répulsion. Se concentrer sur certains gestes, les répéter avec insistance, en allant jusqu’aux limites de ce qui est physiquement possible, est une manière d’en rendre compte. C’est le principe même des actions filmées de Bruce Nauman dans les années 1960 ou des performances de Marina Abramović & Ulay dans les années 1970 : leur durée transforme en chorégraphie hypnotique ce qui est montré, qui n’a le plus souvent pas de qualité propre et peut se rencontrer dans les situations les plus quotidiennes. Ces gestes peuvent aussi se porter sur des substituts du corps, qui deviennent des objets de dégoût ou de tendresse, comme les innombrables poupées, parfois démembrées, que colle sur une toile le peintre surréaliste Victor Brauner, ou les petits oiseaux qu’Annette Messager dispose dans des vitrines après les avoir revêtus de tricots, comme s’il s’agissait également de poupées. MULTIPLIER Réduire le vocabulaire de la création à un ou deux éléments géométriques, sans en chercher la justification dans le monde extérieur, est l’une des opérations fondamentales de l’art construit dont Aurelie Nemours est, à partir des années 1950, une des représentantes majeures. Cette réduction s’accompagne de la multiplication du module ainsi obtenu, avec ou sans variations. La même opération de multiplication modulaire est effectuée par Cornelia Parker dans sa série des Dessins de balle. Cependant, comme un retournement de l’abstraction dont elle revêt les apparences, le matériau de départ est trouvé dans le monde extérieur, y compris le plus violent : les grilles flottantes sont en effet constituées de filaments issus de balles de fusil. Marie Cool Fabio Balducci tirent, pour leur part, non seulement leur matériau mais aussi leur méthode du monde du travail, où la répétition des gestes obéit à la règle de maximisation du profit, tandis qu’elle devient ici source de beauté subversive. DIVISER ET MULTIPLIER Il n’y a guère de forme plus minimale que le carré. En le divisant puis en multipliant les éléments ainsi obtenus, ce minimalisme devient potentiellement dynamique, comme le montrent les constructions de Jean Gorin datant des années 1940, qui font suite à des tableaux se distinguant peu de ceux de Piet Mondrian. Josef Albers et Vera Molnár divisent pour leur part un carré en plusieurs carrés, qu’ils emboîtent ou décalent. Dans les Hommages au carré d’Albers, l’interaction des couleurs crée un espace complexe, chaque fois différent quoique similaire. C’est la répétition d’une seule couleur, affirmée dans sa matérialité littérale, que propose en 2006 Olivier Mosset dans une série de peintures carrées. Lorsque celles-ci sont assemblées en grille, qui les multiplie et les divise en même temps, elles produisent un effet résolument statique. Agnes Martin a également souvent recours à des formats carrés, mais, en y posant avec légèreté une succession de lignes horizontales, elle invite à une perception méditative, sans certitudes. ARPENTER Les années 1960-1970 sont marquées, en France comme dans le reste du monde, par un mouvement de déconstruction des composantes matérielles du tableau. À partir de 1966, Niele Toroni réduit définitivement son vocabulaire à une empreinte de pinceau de taille identique, espacée d’un écart invariable. Il se limite dès lors à une inlassable répétition, qui produit pourtant des variations infinies par le simple changement des couleurs et des supports. Cette manière d’arpenter la surface du monde par la peinture est également au fondement de l’œuvre d’autres artistes qui vont former, entre 1969 et 1974, le groupe Supports-Surfaces, dont Claude Viallat est la figure tutélaire, quoiqu’il l’ait quitté dès 1971. Marqués par un engagement maoïste, les artistes du groupe interprètent leur méthode comme une opération relevant du matérialisme dialectique, volontairement pauvre et ordinaire, avec des connotations paysannes chez Viallat, et ouvriéristes chez Noël Dolla ou Jean-Pierre Pincemin. COMPTER Le monde occidental se caractérise par la répétition comptable de moments ou d’objets, dont se sont saisis les artistes conceptuels – ou ceux dont le travail, quoiqu’utilisant la peinture, la sculpture ou la photographie, comporte un fondement conceptuel. À partir de 1965, en Pologne puis en France, Roman Opałka matérialise le passage du temps par une série de tableaux portant une suite de chiffres systématiquement progressifs, inscrits d’une couleur de plus en plus pâle sur un fond blanc, jusqu’à la disparition. Cette série, qui peut s’accompagner d’enregistrements et de photographies, constitue une sorte d’autoportrait, que seule la mort a interrompu. En Hongrie, Miklós Erdély réalise des œuvres qui combinent textes et images, où il analyse les effets de la reproduction mécanique, qui rend les choses à la fois identiques et différentes. Au Royaume-Uni, Mary Kelly propose, avec des moyens similaires, une réflexion sur la façon dont la société traite le vieillissement des femmes, métaphorisé par des vêtements. Aux États-Unis, Allan McCollum expose les mécanismes de la société de consommation en montrant la transformation de tout objet, y compris la peinture, en un signe facilement échangeable. FIXER À partir du milieu des années 1920, le surréalisme veut donner à voir les processus en œuvre dans les activités de l’inconscient qu’a découvertes Sigmund Freud, notamment celles des rêves. Si les peintres du mouvement se servent le plus souvent des codes traditionnels de la représentation, les photographes et les cinéastes – en particulier les femmes dont la place a été souvent minorée à cause d’une forte misogynie – s’y essaient sans recourir aux structures narratives habituelles, les remplaçant par un principe de répétition, fixé sur des objets ou des situations. Les films de Germaine Dulac montrent ainsi le caractère pulsionnel du rapport au monde, même chez ceux, notamment les hommes d’église, qui voudraient le nier. Les photographes surréalistes, comme les artistes de la Nouvelle Objectivité, qui partagent avec eux la sensation d’une étrangeté familière du monde, focalisent l’attention sur les activités corporelles qui relèvent de l’obsession, en particulier la vision et la préhension, avec une prédilection pour les jeux de miroir, dont s’emparent, près d’un siècle plus tard, les frères Campana. PERSÉVÉRER Arrivé en France en 1948, Simon Hantaï passe par le surréalisme, mais refuse de représenter iconographiquement les opérations de l’inconscient. Il choisit plutôt la méthode de « l’automatisme physique », qui donne naissance à des tableaux constitués d’une accumulation de gestes. Lorsque, au milieu des années 1950, il rompt avec le surréalisme, il systématise ce procédé dans des toiles frénétiquement couvertes de grandes traces, où s’incarne le fonctionnement obsessionnel de la sexualité. Les œuvres de 1959 traduisent une volonté de dépersonnalisation, qui passe par une pratique laborieuse d’infimes tâches répétitives, en particulier d’écriture, qui abolissent la notion de savoir-faire et jusqu’à celle de composition, aboutissant, à partir de 1960, au pliage comme méthode unique de création. La peinture, réalisée sans voir ce qu’on fait ni prévoir ce qu’on verra, s’en trouve profondément redéfinie. Il ne s’agit de rien d’autre, comme l’écrira l’artiste en 1997, que de « faire face ce qui est arrivé en peinture, à la peinture ». ACCUMULER Le corps à corps avec le matériau devient une méthode de création après que la Deuxième Guerre mondiale a conduit l’humanité au bord de l’anéantissement et rendu inadéquats les modes traditionnels de célébration de la beauté. Les expressionnistes abstraits, dont André Lanskoy en France, créent ainsi des tableaux par accumulation de gestes et de traces. Leur postérité est immense, quoique paradoxale. Elle se marque notamment chez ceux qui multiplient les substituts corporels sans employer les moyens de la figuration, tels Rosemarie Castoro, Alina Szapocznikow ou Takesada Matsutani. Dans la performance, c’est le propre corps de l’artiste qui est soumis à l’accumulation, avec, chez Paul McCarthy, une violence à la fois prosaïque et parodique, tandis que les Nouveaux Réalistes, en particulier Arman et Gérard Deschamps, remplacent les gestes peints par les matériaux de la société de consommation. De façon plus isolée, Eugène Leroy fait de ses tableaux de véritables corps, en y accumulant les couches de peinture, parfois sur plusieurs décennies. REDOUBLER En 1969, le philosophe Gilles Deleuze a mis en valeur l’existence dans certaines œuvres d’art de « séries d’événements à petites différences internes, réglées par un étrange objet ». Cette observation peut s’appliquer aussi bien aux sérigraphies d’Andy Warhol qu’aux films que Samuel Beckett réalise pour la télévision, dans lesquels des figures répètent quasiment les mêmes actions de façon inlassable, sans explication. Le redoublement « à petites différences » devient un principe plus systématique encore lorsque des artistes comme Sturtevant ou des graphistes comme Peter Saville ne font plus que répéter des œuvres préexistantes, leur empruntant non seulement leurs images, mais aussi leurs procédés, de telle sorte qu’il devient à peine possible d’y reconnaître une nouvelle création. Les peintres et sculpteurs qui apparaissent dans les années 1980 sauront s’en souvenir, en produisant ces « petites différences » à l’intérieur de leurs œuvres, mais en y réintroduisant des significations explicitement psychologiques, pour donner à voir des relations humaines (Thomas Schütte), des environnements sociaux (Ludger Gerdes) ou des stéréotypes identitaires (Marlene Dumas). RÉITÉRER L’espace humain est un espace habité par des corps dont les positions, quoique similaires, ne sont jamais exactement identiques. La réitération de ces positions dans une même œuvre donne naissance à des décalages et des variations plus ou moins immédiatement perceptibles dont certains artistes, directement ou indirectement, ont fait le sujet de leur travail. À partir de 1949, Barnett Newman ne peint que des tableaux abstraits où une surface unie est parcourue d’une ou plusieurs bandes. Celles ci, qu’il nomme « zips » pour insister sur leur effet dynamique, ne représentent aucune figure, mais nous indiquent, à nous qui les regardons, une position dans l’espace : elles créent un lieu à la fois physique et spirituel. En peignant des personnages sur des panneaux monochromes, à échelle 1:1, Djamel Tatah propose une version plus sociale de ce lieu, de solitude et de solidarité à la fois. Les phasages et déphasages des mouvements de la chorégraphie d’Anne Teresa De Keersmaeker, filmée par Thierry De Mey, vont dans le même sens, tandis que c’est dans la mort, en répétant deux fois un modèle de gisant dont le peintre Hans Holbein avait donné au XVIe siècle un modèle saisissant, que Marlene Dumas trouve un espace à la fois commun et individuel. SCANDER L’espace répétitif peut aussi être un espace représenté, qui suggère la projection mentale plutôt que l’identification, en montrant des paysages scandés par le retour du même. En procédant à un inventaire systématique des constructions caractéristiques de l’époque industrielle, Bernd et Hilla Becher créent des typologies qui en mettent en valeur la similitude en même temps que la diversité, dans des territoires pourtant éloignés géographiquement. On retrouve le même principe, mais sur un territoire plus limité, dans les paysages de sous bois photographiés par Éric Poitevin, où chaque tronc est à la fois identique et différent, ou dans les images stéréoscopiques de Dove Allouche, redessinées à partir de photographies représentant des champs de bataille de la Première Guerre mondiale. Marijke van Warmerdam crée, quant à elle, ce type de situation en réglant le ballet dans le ciel de plusieurs avions, tandis que Dóra Maurer en trouve le support dans les plis d’un drap, se faisant et se défaisant. RECOMMENCER Au début des années 1980, le flux des images disponibles à tout instant a pu sembler condamner la peinture à n’être, au mieux, que la répétition d’images déjà existantes, sans possibilité d’invention. Pour sortir de cette aporie, certains ont trouvé le moyen de continuer en intégrant la répétition comme motif interne. Marthe Wéry multiplie les panneaux en en répétant les formats et en les recouvrant d’une couleur dont les variations tiennent à la densité différente de son application. L’image placée d’un côté d’un tableau de Bernard Piffaretti trouve sa justification dans celle, quasiment identique, de l’autre côté, sans que l’une apparaisse comme originaire par rapport à l’autre. Jonathan Lasker peint les transformations d’une forme selon sa situation dans la composition. Georges Tony Stoll brode, avec un module unique, des motifs en miroir. Tous montrent qu’il est toujours possible de recommencer. À condition, comme le suggère Camila Oliveira Fairclough, de laisser ouvertes les questions plutôt que de donner des réponses définitives. LA RÉPÉTITION Œuvres phares du Musée national d’art moderne Centre Pompidou Du 4 février 2023 au 27 janvier 2025 Galerie 1 Commissaire : Éric de Chasse. Félix José Hernández.
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